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dure. On voyait qu’il y avait longtemps, bien longtemps que des pieds humains n’avaient passé par là.

« Avec l’air d’indifférence distraite d’un homme accoutumé à ne point s’émouvoir des vicissitudes du temps, le moine pénétra, et entra dans une salle basse et sombre. Il y trouva quatre sœurs assises ensemble. Leurs robes noires faisaient encore paraître plus blanches leurs pâles figures, sur lesquelles le temps et le chagrin avaient empreint de profonds ravages : elles avaient encore une grande noblesse dans leur traits, mais la fraîcheur et la primeur de la beauté avaient disparu.

« Et Alice, où était-elle ? Dans le ciel.

« Le moine, le moine lui-même, ne fut pas entièrement insensible à leur malheur. Car il y avait longtemps qu’il n’avait vu les sœurs, et il pouvait reconnaître sur leur visage flétri des sillons profonds tracés plutôt par le chagrin que par la main du temps. Il s’assit en silence et leur fit signe de continuer leur entretien.

« Ils sont là, mes sœurs, dit l’aînée d’une voix tremblante, je n’ai jamais eu le courage d’y jeter les yeux depuis, et aujourd’hui je me reproche ma faiblesse. Qu’avons-nous à craindre des souvenirs qu’ils peuvent réveiller en nous ? Ils ne peuvent que nous rappeler les anciens jours, ce sera encore dans notre affliction un plaisir solennel. »

« Elle lança un coup d’œil au moine en finissant, et, ouvrant une armoire, elle en tira les cinq tissus brodés ; depuis longtemps l’ouvrage avait été terminé. Son pas était ferme, mais sa main tremblant en prenant le dernier, et, quand la douleur de ses sœurs éclata en les voyant, ses pleurs comprimés se firent un passage, et elle s’écria en sanglotant :

« Que Dieu lui donne sa bénédiction ! »

« Le moine se leva et s’avança vers elles : « C’est là, dit-il à voix basse, le dernier objet qu’elle a touché avant de tomber malade.

« Hélas ! oui, » dit la sœur aînée versant des larmes amères.

« Le moine se tourna vers la seconde sœur.

« Ce beau cavalier qui plongeait ses yeux dans tes yeux et respirait ton haleine, les premières fois qu’il t’a vue appliquée à ce passe-temps frivole, est enterré maintenant dans la plaine dont il a rougi la terre de son sang. Des débris d’armure autrefois d’un bronze éclatant, aujourd’hui rongés par la rouille, pourrissent sur le sol, et leur poussière se mêle à celle de ses os qui pourrissent aussi dans la fange. »