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bles, aussi gracieuses, mais il y avait eu du changement dans leur demeure. Quelquefois on y entendait le bruit d’une armure, et les rayons de la lune tombaient sur des casques d’acier ; ou bien on voyait accourir, tout couverts de sueur, à la porte, des coursiers pressés de l’éperon, et une forme féminine se glisser empressée, pour savoir plus tôt les nouvelles qu’apportait le messager haletant. Il y eut une nuit un grand train de dames et de chevaliers qui logèrent dans l’enceinte des murs de l’abbaye, et qui partirent le lendemain, emmenant sur leurs haquenées deux des charmantes sœurs. Depuis ce temps les cavaliers commencèrent à se montrer moins souvent, et, quand il en venait par hasard, il semblait qu’ils n’apportaient plus que de tristes nouvelles. Enfin, ils ne reparurent plus du tout. Seulement on voyait le soir, de temps en temps, après le coucher du soleil, quelque paysan harassé s’approcher avec précaution de la porte et s’acquitter à la hâte de son message clandestin. Une fois, c’était au milieu de la nuit, un vassal fut envoyé promptement à l’abbaye, et, au point du jour, on entendit dans la maison des sœurs des cris de douleur et des gémissements : puis il y régna un silence de mort : plus de chevaliers ni de dames, plus de courriers ni d’armures, tout avait disparu.

« Il y avait dans le ciel des ténèbres lugubres, et le soleil venait de se coucher irrité, laissant en teintes sombres sur les nuages sinistres les dernières traces de sa colère, quand le moine noir, qui nous est déjà connu, marchait d’un pas lent, et les bras croisés sur sa poitrine, à un jet de pierre de l’abbaye. Il était tombé un brouillard malsain sur les arbres et les arbrisseaux ; et le vent, commençant à rompre le calme lourd qui avait régné toute la journée, poussait de temps en temps comme un profond soupir, avant-coureur certain des ravages qu’apportait l’orage dans ses flancs. La chauve-souris décrivait dans l’air chargé de vapeurs des courbes fantastiques, et le sol se couvrait de petits êtres que leur instinct appelait hors de son sein pour aller se nourrir et s’engraisser dans une goutte de pluie.

« Les yeux du frère n’étaient plus abaissés sur la terre. Il les portait au loin, arrêtant çà et là ses regards comme si la tristesse et la désolation de ce tableau trouvaient dans ses pensées un écho rapide. Il s’arrêta encore cette fois à la porte des sœurs pour traverser le verger.

« Mais ses oreilles n’y furent plus frappées par des éclats de rire, ni ses yeux par la beauté des cinq sœurs. Tout était silencieux et désert. Les arbres avaient leurs branches courbées ou brisées, la pelouse de gazon n’était plus qu’une herbe longue et