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aux pauvres qui sont venus frapper à notre porte : nous avons visité les paysans malades du voisinage ; nous avons fini notre tâche aujourd’hui. J’espère que vous ne trouverez pas à blâmer le travail dont nous nous occupons maintenant.

« Voyez, dit le frère, lui prenant son ouvrage des mains, un mélange compliqué de couleurs brillantes sans objet et sans but, à moins que vous ne le destiniez un jour à quelque vaine parure, pour flatter l’orgueil de votre sexe capricieux et fragile. Les jours se succèdent dans cette occupation insensée, et vous n’en avez pas fait la moitié. L’ombre de chaque jour perdu s’allonge sur nos tombes, et le ver est là qui triomphe en nous regardant ; il voit approcher sa proie. Ah ! mes filles, n’y a-t-il pas moyen de mieux employer les heures qui passent ? »

« Les quatre sœurs baissèrent les yeux, humiliées des reproches du saint homme ; mais Alice leva les siens et les fixa doucement sur le frère.

« Notre chère mère !… dit-elle, que le ciel garde en paix son âme !

« Amen ! cria le frère d’une voix profonde.

« Notre chère mère, reprit Alice défaillante, était encore vivante quand nous avons commencé ce long travail, et elle nous a recommandé, quand elle ne serait plus, de le continuer gaiement et sans scrupule, dans nos heures de loisir : elle nous disait que si nous passions ensemble ces heures dans la joie innocente permise à notre âge, ce seraient les plus heureuses et les plus paisibles de notre vie, et que si, plus tard, nous entrions dans le monde, pour nous mêler à ses épreuves et à ses soucis ; si, cédant à l’attrait de ses tentations et nous laissant éblouir par son éclat, nous oubliions jamais ces devoirs d’affection, ces nœuds sacrés qui unissent les enfants d’une même mère, tendrement aimée, un simple regard jeté sur l’antique travail entrepris en commun dans nos jeunes années réveillerait en nous le doux souvenir des temps passés, et attendrirait nos cœurs par des sentiments d’affection et d’amour.

« Alice dit la vérité, mon père, » dit la sœur aînée avec une certaine fierté, et elle reprit son ouvrage ; ses sœurs imitèrent son exemple.

« Chaque sœur avait devant elle un canevas d’une grandeur peu ordinaire ; le dessin en était varié à l’infini, le modèle et les couleurs étaient uniformes pour chacune d’elles. Elles se penchèrent gracieusement sur leur ouvrage, pendant que le moine, le menton appuyé sur ses mains, promenait ses regards de l’une à l’autre en silence.