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leurs chants alentour ; l’alouette prenait son essor bien haut au-dessus des blés ondoyants, et le bourdonnement incessant des insectes remplissait l’air ; tout semblait heureux et souriant. Mais lui, l’homme de Dieu, il continuait sa marche d’un air mélancolique, les yeux fixés sur la terre. La beauté du monde n’est qu’un souffle, et l’homme n’est qu’une ombre. Quel intérêt l’un ou l’autre pouvait-il inspirer à un saint prédicateur ?

Ainsi donc, les yeux fixés sur le sol, ou, s’il les relevait quelquefois, c’était pour ne pas tomber dans les pierres du chemin, le religieux s’avança lentement jusqu’à ce qu’il rencontrât une porte de derrière qui ouvrait sur le verger des sœurs, y passa et la ferma soigneusement. Le bruit des douces voix, animée par une causerie mêlée de rires joyeux, frappa ses oreilles dès le premier pas ; et, levant les yeux plus haut que n’était son humble habitude, il découvrit près de là les cinq sœurs assises sur le gazon. Alice était au milieu ; elles étaient toute occupées à leur ouvrage de broderie ordinaire.

« Dieu vous garde, mes belles filles ! » dit le frère, et elles étaient bien belles en effet. Un moine même pouvait aimer en elles le chef-d’œuvre des mains de son Créateur.

« Les sœurs saluèrent le saint homme avec le respect dû à son ministère, et l’aînée l’invita à prendre place près d’elles sur un banc de mousse. Mais le bon frère branla la tête et préféra se laisser tomber sur une pierre nue, marque d’humilité dont les anges lui surent sans doute très bon gré.

« Vous étiez bien gaies, jeunes filles, dit le moine.

« Vous savez, répliqua l’aînée, comme cette chère Alice est enjouée ! et, en disant cela, elle passait ses mains dans les tresses de cheveux de la jeune fille souriante.

« Aussi, poursuivit Alice, quelle joie et quel bonheur la nature éveille en nous, quand on la voit brillante de l’éclat du soleil ! » et Alice rougissait devant le regard sinistre du solitaire.

« Il ne répondit rien ; il pencha seulement la tête avec gravité, et les sœurs continuèrent leur tâche en silence.

« Toujours à gaspiller des heures précieuses, » dit-il enfin, se retournant en même temps du côté de la sœur aînée ; « toujours à gaspiller des heures précieuses dans ce travail futile. Hélas ! hélas ! est-il possible que ces courts instants que Dieu nous a permis de puiser au vaste et sombre torrent des âges, ces gouttelettes de l’éternité, vous les répandiez ainsi d’un cœur frivole ?

« Mon père, dit la jeune fille, suspendant un moment, ainsi que ses sœurs, sa tâche commencée, nous avons fait nos prières du matin ; nos aumônes quotidiennes ont été distribuées