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figure, ou le bleu profond de ses yeux. La vigne, dans toute la souplesse de ses contours élégants, n’a pas plus de grâce que les boucles de sa noire chevelure qui se jouaient en grappes légères autour de son front.

« Ah ! si tous nos cœurs ressemblaient à ceux qui battent si doucement dans le sein de la jeunesse et de la beauté, la terre n’aurait rien à envier au ciel. Si seulement nos cœurs, laissant flétrir nos corps au souffle pernicieux du temps, pouvaient conserver leur jeunesse et leur fraîcheur premières, nos peines et nos souffrances en seraient bien plus légères. Mais non, la faible image de l’Éden qu’ils portent empreinte dans la jeunesse s’altère par le frottement cruel de nos luttes du monde, et bientôt s’efface tout à fait, ne laissant trop souvent à sa place qu’un vide douloureux.

« Le cœur de cette belle fille bondissait de joie et de bonheur. Un dévouement tendre pour ses sœurs et un amour ardent de toutes les belles créations de la nature étaient pour elle la source des plus pures sensations. Sa voix joyeuse, son rire folâtre étaient la plus douce musique qui pût animer leur maison. Elle en était la lumière et la vie. Qu’étaient-ce auprès d’elle que les fleurs les plus brillantes de leur jardin ? Les oiseaux, dans leur volière, chantaient par émulation en entendant sa voix, et se taisaient de dépit, vaincus par la douceur de ses accents. Alice, chère Alice ! Quel être vivant, dans la sphère de tes séductions enchanteresses, pouvait échapper à ton empire !

« Vous chercheriez en vain aujourd’hui l’endroit où demeuraient ces sœurs ; leurs noms mêmes ont disparu et les antiquaires poudreux vont jusqu’à les traiter de fables. Mais elles habitaient une vieille maison de bois, même alors déjà vieille, avec des chevrons avancés sous les toits et des balcons suspendus, de chêne grossièrement sculpté, au milieu d’un verger délicieux, clos de murs rustiques d’où un bon archer aurait pu faire voler sa flèche par-dessus le clocher de l’abbaye de Sainte-Marie. Car la vieille abbaye était alors dans tout son lustre, et les cinq sœurs qui vivaient dans ses beaux domaines payaient tous les ans la rente convenue aux moines noirs de Saint-Benoît dont la communauté possédait cette terre.

« Par une belle et splendide matinée de l’agréable saison de l’été, un de ces moines noirs franchissait le portail de l’abbaye et dirigeait ses pas vers la maison des belles sœurs. Au-dessus de sa tête le ciel était bleu ; la terre était verdoyante sous ses pas ; la rivière brillait au soleil comme un torrent de diamants ; les oiseaux, à couvert dans l’ombre des arbres, faisaient retentir