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la dépense avait été compensée par l’abstinence de Catherine et de sa mère qui firent semblant d’avoir dîné pendant l’absence de Nicolas. Le pauvre garçon manquait d’étouffer à chaque morceau, et il était près de défaillir une ou deux fois au milieu de quelque plaisanterie affectée, ou d’un rire forcé, plein de mélancolie. Ils restèrent dans cet état languissant jusqu’à ce que l’heure de se séparer pour la nuit fût dépassée de beaucoup, et alors ils virent au bout du compte qu’ils auraient aussi bien fait de s’abandonner avant à leurs sentiments, car ils ne purent en retenir l’explosion, malgré tout. Ils s’y livrèrent donc sans réserve, et firent bien, puisqu’ils y trouvèrent plutôt du soulagement.

Nicolas dormit bien jusqu’à six heures du matin. Il rêva de leur maison, ou plutôt de ce qui avait été leur maison (peu importe, car, Dieu merci, le sommeil ne tient aucun compte des changements du présent et garde le privilège de continuer le passé et de rendre la réalité à ce qui n’est plus), et il s’éveilla frais et dispos. Il écrivit quelques lignes au crayon, pour dire de cœur l’adieu qu’il n’osait pas dire de bouche, et déposant le billet avec la moitié de son petit pécule à la porte de sa sœur, il chargea la masse sur son épaule et glissa doucement le long de l’escalier.

« Est-ce vous, Hannah ? cria une voix qui sortait de la chambre de miss la Creevy, éclairée par la faible lueur d’une chandelle.

— C’est moi, miss la Creevy, dit Nicolas déposant sa masse et jetant dans la chambre un regard indiscret.

— Ah ! bon Dieu ! s’écria miss la Creevy toute saisie et se hâtant de défaire ses papillottes, vous êtes sur pied de bien bonne heure, monsieur Nickleby.

— Et vous aussi, repartit Nicolas.

— Ce sont les beaux-arts qui me chassent du lit, monsieur Nickleby. J’attends le jour pour exécuter une idée. »

Miss la Creevy s’était levée matin pour mettre un nez de fantaisie à la miniature d’un vilain petit monstre d’enfant, dont le portrait devait être envoyé en province à sa grand’mère : on avait lieu d’espérer qu’elle le ferait héritier de son bien, s’il ressemblait à la famille.

« … Pour exécuter une idée, répéta miss la Creevy ; et c’est là le grand avantage de demeurer dans une rue aussi passante que le Strand. Avez-vous besoin d’un œil ou d’un nez pour un de vos modèles, vous n’avez qu’à vous mettre à la fenêtre, et vous êtes bien sûr d’en attraper un au passage.