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notre esprit par un affreux accouplement d’idées quelque chose d’âpre et de rébarbatif. Quelque contrée glaciale et désolée, en proie à la bise perçante et aux terribles ouragans de l’hiver. Quelque lande, solitaire dans le jour, et la nuit… rien que d’y penser, c’est à faire frémir d’honnêtes gens. Quelque coupe-gorge redouté des voyageurs isolés, le rendez-vous d’infâmes brigands. Voilà, j’imagine, comment on devait se figurer ce Snow-Hill inconnu dans les campagnes éloignées, que la Tête de Sarrasin, comme une apparition lugubre, traverse en courant tous les jours ou toutes les nuits avec l’exactitude fatale attribuée aux revenants, poursuivant résolument sa course rapide par tous les temps, et semblant porter un défi aux éléments mêmes conjurés.

La réalité est un peu différente, mais elle n’est pas non plus tout à fait à dédaigner. C’est là, au cœur de Londres, au centre de l’activité des affaires, au milieu d’un tourbillon de mouvement et de bruit, et comme pour refouler le courant abondant du fleuve de vie qui y afflue sans cesse de différents quartiers et vient baigner le pied de ses murs, c’est là que se dresse, debout… Newgate[1]. Là, dans la rue populeuse sur laquelle il plane d’un air sombre, à quelques pas de ses maisons sales et délabrées, à l’endroit même où les marchands de soupe au poisson et de fruits gâtés exercent leur commerce, on a cent fois vu des êtres humains, à travers un tumulte de sons dont n’approche pas le fracas des grandes villes, des hommes vigoureux et sains, lancés dans la mort par bandes de quatre, six ou huit ; scène horrible, rendue plus horrible encore par le spectacle des derniers sanglots de la vie ; et chaque fenêtre, chaque toit, et chaque mur et chaque pilier avait ses curieux qui venaient en rassasier leurs yeux, pendant que le malheureux agonisant, dans toute cette masse de figures frémissantes et le nez en l’air, n’en rencontrait pas une, pas une qui consolât son dernier regard par l’expression d’une pitié compatissante.

Près de la prison, et par conséquent aussi de Smithfield et du comptoir, c’est-à-dire de tout le bruit et le tumulte de la Cité, juste à l’endroit de Snow-Hill où les chevaux d’omnibus qui partent pour l’est de la ville sont tentés de se laisser tomber exprès, et où ceux des cabriolets de louage qui vont vers l’ouest tombent souvent par accident, est située la cour intérieure de l’auberge dite de la Tête-de-Sarrasin. En effet, deux têtes de Sar-


  1. Prison de Londres où on attachait autrefois à la potence les criminels condamnés à mort.