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d’abord. Il travailla d’arrache-pied toute la journée, et ne sortit que le soir pour aller au théâtre, où Smike se trouvait déjà pour représenter avec un autre comparse une insurrection générale à eux deux.

Mais ce n’étaient plus les mêmes gens ; quel changement ! Il eut peine à les reconnaître. Faux toupets, faux teint, faux muscles, faux mollets ; c’était toute une métamorphose. M. Lenville était devenu un guerrier dans la fleur de l’âge, taillé en Hercule. M. Crummles, la face ombragée d’une chevelure noire abondante, un proscrit écossais du port le plus majestueux. L’un des vieux gentlemen était geôlier, l’autre un patriarche vénérable : le Jocrisse un combattant brave comme un César, avec une pointe de belle humeur ; chacun des fils Crummles était un prince pur sang, et l’amoureux transi un captif au désespoir. Il y avait un banquet splendide, tout préparé pour le troisième acte ; deux volailles en carton, une assiettée de biscuits, une bouteille d’abondance, un huilier avec des burettes pleines de vinaigre ; bref, il régnait dans les moindres détails une splendeur et une magnificence incomparables.

Nicolas tournait le dos à la toile, tantôt contemplant la première décoration, représentant une porte gothique à peu près de deux pieds plus basse que M. Crummles, qui devait faire par là son entrée, tantôt écoutant deux ou trois amateurs du paradis qui s’amusaient à casser des noix, et se demandant si ce n’était pas là tout le public, lorsque le directeur en personne vint familièrement l’accoster.

« Êtes-vous allé dans la salle ce soir ? demanda-t-il.

— Non, pas encore ; je vais y aller pour voir la pièce.

— La location n’a pas mal donné. Quatre places au milieu sur le devant, de retenues, et toute une loge d’avant-scène.

— Vraiment ! dit Nicolas, c’est donc pour une famille ?

— Justement, répondit M. Crummles. C’est un spectacle vraiment intéressant. Il y a là six enfants qui ne viennent jamais que quand le phénomène doit jouer. »

Il aurait été bien difficile pour les auditeurs, famille ou non, de venir au théâtre un soir où le phénomène ne dût pas jouer, vu qu’il était toujours chargé de remplir tous les soirs deux ou trois rôles en moyenne. Mais Nicolas ne voulait pas blesser par cette observation les tendres sentiments d’un père, et, loin de s’arrêter à ce détail sans importance, il laissa M. Crummles continuer de plus belle, sans l’interrompre.

« Six enfants donc, reprit le directeur, le papa et la maman huit, la tante neuf, la gouvernante dix, le grand-père et la