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— Ah ! vraiment, madame ? repartit miss la Creevy courroucée. Mais, c’est égal, voyez-vous, comme vous n’êtes pas ici la maîtresse, vous sentez que cela ne fait pas grand’chose.

— Très bien, madame, dit miss Knag : vous n’avez pas d’autres ordres à me donner ?

— Non, madame.

— Alors, bonjour, madame.

— Eh bien ! bonjour, madame ; mes remerciements très humbles de votre extrême politesse et de votre civilité, » répliqua miss la Creevy.

Ainsi se termina l’entrevue. Tant qu’elle dura, les deux demoiselles tremblaient de colère, ce qui ne les empêchait pas de rester merveilleusement polies, signe infaillible qu’elles n’étaient qu’à deux doigts d’une querelle violente. Miss la Creevy ne fit qu’un bond du magasin à la rue.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? se demandait la drôle de petite femme. En voilà une aimable personne, qu’en dites-vous ? Je voudrais avoir à faire son portrait ; je ne la manquerais pas. » Alors, tout enchantée de lui avoir décoché ce trait piquant, miss la Creevy partit d’un grand éclat de rire, et s’en retourna déjeuner chez elle de la meilleure humeur du monde.

C’était un des grands avantages qu’elle avait retirés d’avoir vécu seule si longtemps. Cette petite créature si pétillante, si active, si gaie, n’existait qu’en elle-même, ne causait qu’en elle-même, n’avait d’autre confidente qu’elle-même. Elle pouvait se passer la fantaisie d’être aussi caustique qu’elle voulait avec les gens qui l’avaient blessée, mais toujours en elle-même ; cela lui faisait plaisir et ne faisait de mal à personne. Si elle accueillait avec facilité quelque médisance, personne n’avait à en souffrir dans sa réputation ; et si elle se donnait la jouissance d’une petite vengeance, âme vivante n’en avait pour cela le moindre coup d’épingle. Combien il y en a de ces existences solitaires, forcées, par leur situation étroite et gênée, de renoncer aux connaissances qu’elles auraient voulu faire : par leur éducation et leurs sentiments, d’éviter les connaissances qu’elles pourraient faire : et dont le cœur habite à Londres un désert aussi solitaire que les plaines de la Syrie. C’était aussi le sort de notre humble artiste. Il y avait bien des années qu’elle suivait, sans se plaindre, son sentier isolé dans la vie, et, sans tout l’intérêt que lui avaient inspiré les malheurs particuliers de la famille Nickleby, elle n’aurait pas même songé à faire des amis quoique son âme débordât de sentiments aimants et tendres pour l’humanité tout entière. Qui ne connaît parmi nous bien des