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dans ces lectures tant d’applications à faire à ses propres malheurs, et qu’il s’est trouvé lui-même tant de points de comparaison avec les héros de ses livres (car il sent naturellement sa supériorité, comme tout le monde), qu’il s’est mis à mépriser tout ; enfin il est devenu un grand génie et je parie qu’au moment même où je parle, il est encore en train de composer un ouvrage.

— Encore un ouvrage ? répéta Catherine, profitant d’un moment d’interruption pour placer un mot.

— Oui, dit miss Knag secouant la tête d’un air triomphant comme un cheval de parade, encore un livre en trois volumes in-12. Vous comprenez que c’est un grand avantage pour lui, dans toutes les petites descriptions élégantes, de pouvoir mettre à contribution mon… hem !… mon expérience, car naturellement, parmi les auteurs qui écrivent sur de pareils sujets, il en est peu qui aient eu autant d’occasions d’observer que moi. Il est donc totalement absorbé dans la peinture de la vie du grand monde, que la moindre allusion à de menues affaires de commerce ou de ménage suffit pour le bouleverser : c’est ce qui vient de lui arriver avec cette femme ; mais après tout, comme je le lui répète souvent, c’est une chose heureuse pour lui que ces désappointements ; car, s’il n’en avait pas éprouvé, comment aurait-il pu écrire de si belles choses sur les espoirs déçus et ainsi de suite ? Pour moi, je suis persuadée que si les choses avaient tourné autrement, son génie n’aurait jamais pris son essor. »

Qui peut dire jusqu’où serait allée l’expansion communicative de Mlle Knag dans des circonstances plus favorables ? mais, comme l’intéressante victime de Mme Mantalini pouvait l’entendre, et que d’ailleurs le feu n’allait pas, elle se crut obligée de ne pas pousser plus loin ses confidences. À en juger par les apparences et par le temps que l’eau mit à bouillir, la domestique, domiciliée pour le moment à l’hôpital, n’avait dû guère connaître d’autre feu que celui de Saint-Antoine. Cependant, avec beaucoup d’eau et un peu de brandy, on réussit à la fin à composer une espèce de grog pour porter le dernier coup aux invitées, déjà bien régalées d’un gigot de mouton froid, de pain et de fromage. Après quoi elles prirent congé de leurs hôtes. Catherine, tout le long du chemin, ne pouvait se lasser de s’amuser en se rappelant l’état de profonde réflexion dans lequel son dernier coup d’œil avait trouvé M. Mortimer Knag plongé au fond de sa boutique. Pendant ce temps-là, Mme Nickleby débattait en elle-même lequel vaudrait mieux définitivement, de mettre le