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— À coup sûr, dit Catherine en souriant, c’est bien à votre génie tout seul que vous pourrez en faire honneur.

— Mais non, mais non ; je ne vous accorde pas cela, ma chère, répliqua miss la Creevy. Le sujet est très joli par lui-même, un très joli sujet, assurément. — Je ne veux pas dire que le faire de l’artiste n’y soit pour rien…

— Pour beaucoup, sans aucun doute.

— À la bonne heure, ma chère, dit miss la Creevy. En général, vous ne vous trompez pas ; mais, dans ce cas particulier, la nature a fait plus de la moitié des frais. Oh ! que l’art est difficile !

— Qu’il doit être difficile, en effet ! dit Catherine, charmée de flatter ainsi la passion de sa bonne petite amie.

— Vous ne sauriez vous en faire une idée, reprit miss la Creevy. Ce sont des yeux qu’il faut mettre en lumière, à tout prix ; c’est un nez qu’il faut dissimuler de toutes ses forces ; c’est une tête qu’il faut développer ; ce sont les dents à ôter ; vous ne pouvez vous figurer tout le mal qu’il faut se donner pour faire une petite miniature.

— Encore, si les honoraires vous payaient richement de vos peines ! dit Catherine.

— Oh ! il s’en faut bien, vraiment, répondit miss la Creevy. Et encore, les gens sont si difficiles et si exigeants que, neuf fois sur dix, il n’y a pas de plaisir à les peindre. Tantôt ils viennent vous dire : « Oh ! miss la Creevy, pourquoi donc m’avoir fait l’air si sérieux ? » ou bien : « Ah ! miss la Creevy, pourquoi donc m’avoir fait l’air si souriant ? » Ils ne savent pas que c’est l’essence même d’un bon portrait, que l’air sérieux ou riant ; autrement, il n’y a plus de portrait.

— Ah ! vraiment, dit Catherine en riant.

— Certainement, ma chère, parce que les sujets qui posent sont toujours l’un ou l’autre. Vous n’avez qu’à voir à l’Académie royale. Tous ces beaux portraits bien luisants de gentlemen en gilets de velours noir, avec les poings demi-fermés, qui ressortent sur une table ronde ou sur une console de marbre ; ils sont sérieux, voyez-vous. Et toutes ces dames qui badinent avec leurs petites ombrelles, ou avec leur petits chiens, ou avec leurs petits enfants (la variété des objets n’y fait rien, le principe reste le même), elles sont toutes riantes. Le fait est (ici miss la Creevy se pencha à l’oreille de son modèle en baissant le ton de sa voix comme pour lui confier un secret), le fait est qu’il n’y a que deux genres pour les portraits : le sérieux et le riant. Nous réservons toujours d’habitude le sérieux pour les personnages