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francs quarante centimes par mois, il avait, dans un accès d’exaspération bien naturelle, révoqué, dans un codicille, le legs fait à la Société, en faveur de M. Godefroy Nickleby, et il n’avait pas manqué d’y faire une mention spéciale de son indignation, non-seulement contre la Société, qui avait eu la maladresse de sauver la vie à ce malheureux, mais contre le malheureux lui-même qui s’était permis de se laisser sauver la vie par la Société d’humanité.

M. Godefroy Nickleby employa une partie de cet héritage à l’acquisition d’une petite ferme près de Dawlish, dans le Devonshire, et s’y retira avec sa femme et ses deux enfants pour y vivre à la fois de l’intérêt le plus élevé que pourrait lui rapporter le reste de son argent, et du petit produit qu’il pourrait tirer de son domaine. Il y réussit si bien qu’à sa mort, quelque quinze ans après cette époque, quelque cinq ans après la perte de sa femme, il put laisser à son fils aîné Ralph soixante-quinze mille francs écus, et à Nicolas, son cadet, vingt-cinq mille francs en sus de la ferme, qui constituait une terre domaniale aussi petite qu’on pût le souhaiter.

Ces deux frères avaient été élevés ensemble dans une pension d’Exeter. Et, pendant leur sortie de chaque semaine, ils avaient souvent recueilli, des lèvres de leur mère, le long récit des souffrances qu’avait endurées leur père dans ses jours de pauvreté, et de l’importance dont avait joui feu leur oncle dans ses jours d’opulence. Ces souvenirs produisirent sur eux des impressions très différentes. Pendant que le plus jeune, qui était d’un esprit timide et contemplatif, n’y trouvait qu’un avertissement sérieux de fuir le grand monde et de s’attacher plus que jamais à la routine paisible de la vie des champs, Ralph, l’aîné, raisonnant sur ces contes d’autrefois si souvent répétés, en tirait la conséquence qu’il n’y a pas d’autre source de bonheur et de puissance que la richesse, et que tous les moyens sont bons pour l’acquérir, pourvu qu’ils ne soient pas précisément criminels. « Ainsi, se disait Ralph en lui-même, si l’argent de mon oncle n’a pas absolument produit grand bien pendant sa vie, il en a produit beaucoup après sa mort ; car c’est mon père qui en profite maintenant et qui me le garde pour plus tard ; n’est-ce pas un but très vertueux ? Et, pour en revenir au vieil oncle, il en a aussi tiré un grand bien, puisqu’il a eu le plaisir d’y penser toute sa vie et d’être un objet d’envie et de déférences respectueuses pour tout le reste de la famille. » Et Ralph ne manquait jamais de terminer ces soliloques intérieurs par cette conclusion qu’il n’est rien tel que l’argent.