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NICOLAS NICKLEBY.

CHAPITRE LII.


Ralph s’était glissé comme un voleur hors de la maison ; et quand il fut dans la rue, il étendit d’abord les mains comme un aveugle qui cherche son chemin. Il prit la route de son domicile, et se retourna à plusieurs reprises, comme s’il eût été poursuivi par des personnes prêtes à le détenir ou à l’interroger encore.

La nuit était sombre, et un vent froid chassait des tourbillons de nuages. Un gros nuage noir s’avançait lentement, et, au lieu de suivre les autres dans leur course précipitée, il demeurait comme suspendu sur la tête de Ralph. Vingt fois l’usurier s’arrêta pour laisser passer la nue ; mais quand il se remettait en marche, il la retrouvait encore derrière lui, s’avançant tristement comme un cortège funèbre.

Il avait à passer auprès d’un pauvre cimetière élevé de quelques pieds au-dessus du niveau de la rue, dont cet enclos était séparé par un mur d’appui surmonté d’une grille de fer. C’était un lieu sinistre et insalubre, et les herbes qui y croissaient semblaient indiquer par leurs couleurs ternes qu’elles s’engraissaient de corps chétifs et exténués, et allongeaient leurs racines dans les tombes de misérables de bas étage, morts de faim et d’ivrognerie ; et c’était en effet une multitude de cette espèce qui gisait là, séparée des vivants par quelques planches et un peu de terre. Pauvres gens enterrés gratis, sommairement expédiés par le ministre, qui économisait ses prières pour des défunts plus opulents.

Or, en passant près de ce cimetière, Ralph se rappela que longtemps auparavant il avait été membre du jury pour examiner le corps d’un homme qui s’était coupé la gorge, et que ce suicidé était enterré là. Par quel hasard ce souvenir lui revint-il alors à l’esprit, à lui qui tant de fois avait passé devant ce lieu sans y penser jamais ? C’est ce dont il ne put se rendre compte ; mais il se cramponna à la grille, et, regardant avec une inconcevable curiosité dans le cimetière, il se demanda où pouvait être le tombeau du suicidé.

Cependant des chants et des cris se firent entendre, et une bande joyeuse de gens ivres passa suivie d’autres personnes moins ivres qui leur faisaient des représentations et les pressaient de rentrer en paix chez eux. L’un de ces coureurs de nuit, petit bossu d’une figure grotesque et fantastique, se mit à danser aux bruyants éclats de rire des assistants. Ralph lui-même se laissa entraîner à un mouvement de gaieté, et un des ivrognes se retourna pour le regarder. Quand ils eurent dis-