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NICOLAS NICKLEBY.

que de souffrances ! et cependant le monde va toujours, et personne ne cherche un remède aux douleurs de l’humanité !

Mais la jeunesse ne contemple pas longtemps le côté sombre d’un tableau. Bientôt Nicolas recouvra son énergie, et, l’heure étant assez avancée, il déjeuna à la hâte et se rendit chez Madeleine Bray.

Il eut le bonheur de trouver la porte de la rue entr’ouverte, monta doucement, et se présenta. Bray et sa fille étaient seuls. Le changement opéré dans les traits de la jeune fille depuis trois semaines dénotait ses souffrances. Rien ne saurait se comparer à la pâleur diaphane, à la blancheur mate et glacée du visage qui se tourna vers Nicolas quand il entra. Il y avait dans son œil quelque chose d’inquiet et de hagard, mais en même temps une teinte de patience et de douce tristesse sans aucune trace de larmes. Son maintien n’était pas seulement calme et assuré, mais encore fixe et roide. La contrainte que lui avait imposée la présence de son père avait maîtrisé toutes ses pensées, mais en rendant ineffaçable l’expression qu’elles avaient communiquée aux traits.

Son père était assis en face d’elle, la regardant de côté, et causant avec une gaîté qui déguisait mal ses angoisses. Les pinceaux et les crayons n’étaient pas sur la table accoutumée ; les vases, que Nicolas avait vus remplis de fleurs nouvelles, étaient vides ou garnis seulement de quelques bouquets flétris. L’oiseau était silencieux ; le drap qui couvrait sa cage le soir n’avait pas été enlevé : sa maîtresse l’avait oublié.

Il y a des moments où l’esprit est si fatalement impressionnable, qu’il perçoit d’un coup d’œil une foule de sensations. Ainsi Nicolas avait tout observé, quand M. Bray lui adressa la parole.

— Eh bien ! Monsieur, que voulez-vous ? Parlez vite, s’il vous plaît, car ma fille et moi sommes occupés d’affaires plus importantes que celles qui vous amènent.

Nicolas s’aperçut que cette impatience était feinte, et que Bray était intérieurement charmé d’une visite propre à distraire sa fille. Celle-ci se leva, s’avança vers Nicolas.

— Madeleine, dit son père, que faites-vous ? — Miss Bray attend sans doute une lettre ; mais malheureusement mon patron est absent d’Angleterre. J’espère qu’elle voudra bien m’accorder un peu de temps. — Si c’est pour cela que vous venez, Monsieur, vous n’avez pas besoin de vous gêner. Ma chère Madeleine, je ne savais pas que Monsieur fût votre débiteur. — Oh ! d’une… d’une bagatelle.

Bray fit tourner sa chaise, et contemplant en face Nicolas :