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NICOLAS NICKLEBY.

air soupçonneux et embarrassé, serraient timidement les bras et se tenaient sur leurs gardes. Quelques-uns, qui n’avaient que les os et la peau, semblaient vouloir faire sauver les intrus par leur farouche physionomie. Les lits n’étaient faits que pour l’insomnie et les songes pénibles ; et quand le vent soulevait les tentures poudreuses, on eût dit qu’elles tremblaient qu’on aperçût les richesses enserrées dans de mystérieux cabinets.

Dans la plus triste chambre de cette maison résonnèrent un matin les accents de la voix tremblante du vieux Gride. Il fredonnait une vieille chanson, jusqu’à ce qu’un violent accès de toux l’obligeât de cesser et de poursuivre en silence son occupation.

Cette occupation consistait à ôter un à un, d’une garde-robe rongée de vers, une masse informe de vêtements râpés ; il les exposait à la lumière, les soumettait à une minutieuse inspection, les pliait avec soin, et les partageait en deux tas. Avant d’examiner chaque article de toilette, il ne manquait jamais de fermer la porte de la garde-robe, et d’en tourner la clef.

— Voici, dit-il, un habit couleur de tabac. Suis-je bien en habit couleur de tabac ?

Le résultat de ses réflexions parut défavorable ; car il mit l’habit de côté, et monta sur une chaise, pour en chercher un autre.

— Ah ! si je prenais mon habit vert-bouteille ; je l’ai acheté pour rien chez un fripier, et il y avait un shilling dans la poche de côté. Dire que le fripier ne s’en doutait pas ; mais moi j’ai bien senti la pièce en examinant le drap. Cet habit vert-bouteille m’a porté bonheur ; la première fois que je l’ai mis, lord Mallowford fut brûlé dans son lit, et tous les post-obit échurent[1]. Je me marierai donc en habit vert-bouteille. Peg, Peg Sliderskew, je mettrai l’habit vert-bouteille.

Cet appel, répété deux ou trois fois à haute voix, fit apparaître dans la chambre une vieille aux yeux chassieux, courte, mince et hideuse, qui, essuyant sa face ridée avec son sale tablier, demanda du ton dont parlent ordinairement les sourds :

— Est-ce vous qui m’avez appelé, ou est-ce l’horloge qui a sonné ? Mon oreille devient si dure que je ne sais jamais à quoi m’en tenir ; mais quand j’entends du bruit, je sais qu’il doit venir de vous, car personne n’entre ici. — C’est moi, Peg Sliderskew, dit Arthur Gride en se frappant la poitrine pour rendre la réponse plus intelligible. — Vous ! eh bien ! que voulez-vous ? — Je veux me marier en habit

  1. Billets que font à des usuriers les héritiers d’une personne vivante, et qui sont payables à sa mort. Cette sorte de convention est défendue par les codes français.