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NICOLAS NICKLEBY.

dingote verte, boutonnée jusqu’en haut, le faisait paraître encore plus long et plus effilé qu’il n’était ; il avait une culotte de peau, des guêtres, une cravate blanche et un chapeau à larges bords. Malgré le brouhaha du jeu et les allées et venues continuelles, il était entièrement impassible, et ne témoignait ni ennui ni intérêt. Quand il bougeait, il semblait extraordinaire que l’aspect d’un objet quelconque l’eût déterminé à se remuer. Mais il voyait tous ceux qui entraient ou sortaient ; pas un geste des joueurs ne lui échappait, pas un mot prononcé par les banquiers n’était perdu pour lui. C’était le propriétaire de l’établissement.

L’autre personnage présidait à la table de roulette. Il avait environ dix ans de moins que son collégue, l’air robuste, le ventre proéminent, le corps massif. L’habitude de compter mentalement l’argent en payant avait grossi et fait avancer sa lèvre inférieure ; mais l’expression de sa physionomie était plutôt joviale que désagréable. Il avait ôté son habit à cause de la chaleur, et se tenait derrière la table, ayant devant lui un énorme monceau de couronnes et de demi-couronnes, et un portefeuille pour les billets de banque.

Vingt joueurs environ pariaient à la fois. Cet homme avait à faire rouler la bille, à recevoir les enjeux, à ramasser l’argent des perdants, à payer les gagnants, et à entretenir le jeu dans une perpétuelle activité. Il s’acquittait de ses fonctions avec une rapidité miraculeuse, ne se trompait jamais, ne s’arrêtait jamais, et ne cessait de répéter avec la même monotonie, et presque toujours dans le même ordre, des phrases décousues semblables aux suivantes :

— Rouge et noire de Paris ; Messieurs, faites votre jeu, et abstenez-vous de donner votre avis tant que la bille roulera. Rouge et noire de Paris, Messieurs ; c’est un jeu français, Messieurs ; c’est moi qui l’ai importé. Rouge et noire de Paris… la noire gagne… Attendez, Monsieur, je vais vous payer à la minute… deux livres sterling ici ; une demi-livre là, trois livres ici et une là… Messieurs, la bille roule. Tant que la bille roule, Messieurs (c’est ce qui fait la beauté du jeu), vous pouvez doubler votre enjeu ou retirer votre argent. Encore la noire ! la noire gagne… je n’ai jamais vu chose pareille, sur ma parole. Si quelqu’un avait mis constamment sur la noire pendant les cinq dernières minutes, il aurait gagné en quatre tours quarante-cinq livres sterling… Messieurs, nous avons du porto, du xérès, des cigares et d’excellent champagne. Ici, garçon, apportez une bouteille de champagne et douze ou quinze cigares… Vous serez contents, Messieurs… Apportez aussi des verres blancs. Tant que la bille roulera… J’ai perdu hier cent trente-sept livres sterling d’un seul coup, Messieurs. Comment vous portez-vous, Monsieur ? —