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NICOLAS NICKLEBY.

aussi ; mais mon neveu Frank, deux jours après son retour en Angleterre, la rencontra par hasard, et la perdit de vue presque immédiatement. Son père, conduit aux portes du tombeau par la maladie et la pauvreté, se cachait pour échapper à ses créanciers. Elle, enfant qui nous semblerait mériter un meilleur père, bravait pour soutenir le sien les privations, la misère, tout ce qu’il y a de plus terrible pour une créature jeune et délicate. Elle n’avait qu’une domestique, jadis aide de cuisine dans la maison, mais qui, par sa fidélité à toute épreuve, était digne, Monsieur, d’être… d’être la femme de Tim Linkinwater lui-même.

Après s’être livré quelque temps avec énergie à l’éloge de la pauvre suivante, le frère Charles se renversa sur sa chaise, et poursuivit avec calme.

Voici la substance de ce qu’il dit. Cette jeune fille, sans appui, avait vécu avec son père du travail de ses mains. Elle avait repoussé fièrement les offres de service des anciens amis de sa mère, parce qu’on voulait lui imposer la condition de quitter son père ; elle avait évité d’avoir recours à M. Cheeryble, qu’il détestait et qu’il avait calomnié, et avait travaillé assidûment, malgré ses chagrins, malgré la brusquerie d’un malade que ne soutenait ni le souvenir ni l’espérance, Jamais elle ne s’était plainte du triste sort auquel elle s’était volontairement condamnée. Elle avait mis à profit tous les petits talents qu’elle avait acquis en des jours plus heureux, et manié tour à tour l’aiguille, le pinceau et la plume. Enfin, après deux ans d’efforts presque infructueux, elle avait été forcée de s’adresser au vieil ami de sa mère, et de se confier à lui.

— Si j’avais été pauvre, dit M. Charles les yeux étincelants, si j’avais été pauvre, monsieur Nickleby, et je ne le suis pas, Dieu merci, je me serais refusé le nécessaire pour l’assister ; assurément tout le monde le ferait en pareille circonstance. Si son père était mort, rien ne serait plus aisé que de la secourir ; car elle aurait un asile dans notre maison, et serait considérée comme notre fille ou notre sœur ; mais son père vit, il refuse tout secours, il ne veut rien accepter de personne… comment donc leur venir en aide ? — Ne peut-on la déterminer à ?…

Nicolas n’osa exprimer entièrement sa pensée.

— À le quitter ? dit M. Charles : qui pourrait demander à un enfant d’abandonner son père ? On a tâché d’obtenir d’elle qu’elle ne le vît que de temps à autre ; mais toutes les instances ont été inutiles. — N’avez-vous aucune influence sur lui ? demanda Nicolas. — Moi, mon cher monsieur ! moins que personne. Il a contre moi tant de haine et de jalousie que, s’il apprenait que sa fille m’a ouvert son cœur, il l’accablerait de reproches. Et cependant, par suite de son égoïsme, s’il savait