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pourtant déjà si pleine, traversaient son esprit tandis qu’elle poursuivait son voyage ! Des incidents sans importance en apparence, auxquels elle n’avait pas songé, et que jusqu’alors elle ne se rappelait pas ; des figures entrevues et oubliées depuis ; des paroles qu’elle avait alors entendues, sans y faire aucune attention ; des épisodes d’un an de date et d’autres de la veille, se mêlant, s’enchaînant les uns aux autres ; des endroits connus paraissant dans l’ombre se détacher à mesure que les voyageurs avançaient, des choses même qui y étaient le plus opposées, le plus étrangères ; parfois une confusion bizarre qui s’établissait dans l’esprit de Nelly, quand elle se demandait comment elle était là, où elle allait, avec quels gens elle se trouvait. Son imagination lui suggérait des remarques et des questions si présentes à ses oreilles, que Nelly tressaillait et se retournait, comme tentée de répondre : en un mot, toutes les fantaisies, toutes les contradictions si communes dans l’état de veille, d’excitation et de continuel changement de place, assiégeaient l’enfant.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à ses pensées, il arriva qu’elle rencontrât le regard de l’homme qui était sur le pont. Chez celui-ci, la phase sentimentale de l’ivresse avait succédé à la phase de violence ; aussi notre homme, ôtant de sa bouche une courte pipe soigneusement recouverte de ficelle pour la garantir de tout accident, pria-t-il Nelly de vouloir bien le gratifier d’une chanson.

« Vous possédez, dit ce gentleman, une très-jolie voix, un œil très-doux et une excellente mémoire. Quant à la voix et à l’œil, c’est évident ; pour la mémoire, c’est une idée que j’ai. Je ne me trompe jamais. Permettez-moi de vous entendre à l’instant même.

— Je ne crois pas savoir une seule chanson, monsieur, répondit Nell.

— Vous en savez quarante-sept, dit l’homme avec un aplomb qui ne permettait pas de réplique. Oui, quarante-sept ni plus ni moins. Faites-m’en entendre une, la meilleure. Allons, une chanson à l’instant. »

Craignant les conséquences d’un refus, qui irriterait son ami, et tremblante à cette idée, la pauvre Nell lui dit une chansonnette qu’elle avait apprise dans un temps plus heureux. L’homme en fut tellement charmé, qu’à la fin de la chansonnette il de-