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marqué dans d’autres camps de bohémiens devant lesquels elle avait passé avec son grand-père durant leur vie errante : ce qu’elle vit seulement, ce fut un gipsy d’une taille athlétique, qui se tenait à peu de distance les bras croisés, appuyé contre un arbre, et tantôt regardait le feu, tantôt fixait ses noires prunelles sur trois autres hommes qui entouraient le foyer et dont il suivait la conversation avec un intérêt constant mais déguisé. Parmi ces trois hommes était son grand-père : dans les deux autres, Kelly reconnut les joueurs de cartes qu’elle avait vus dans l’auberge pendant la trop mémorable nuit d’orage, celui qu’on appelait Isaac List, et son sinistre compagnon. Une de ces tentes basses et cintrées en usage chez les bohémiens était fixée non loin de là, mais elle était, ou du moins elle paraissait vide.

« Eh bien, partez-vous ? dit le gros homme, levant son regard de la place où il était étendu à l’aise, pour le fixer sur le visage du vieillard. Il n’y a qu’une minute, vous étiez si pressé ! Partez, si cela vous plaît. Vous en êtes bien maître, il me semble.

— Ne le tourmentez pas, répliqua Isaac List, qui était accroupi comme une grenouille de l’autre côté du feu, avec un regard louche et faux. Cet homme ne voulait pas vous insulter.

— Vous me ruinez, vous me dépouillez, et après cela vous vous faites un jeu de me railler, dit le vieillard s’adressant tour à tour à l’un et à l’autre. Vous voulez donc me rendre fou ? »

Le contraste qu’il y avait entre la prostration complète et la faiblesse d’esprit de cet enfant à tête grise, et les regards astucieux et pervers des hommes aux mains desquels il était tombé, frappa le cœur de la jeune créature qui était là aux écoutes. Mais elle se contint pour veiller à tout ce qui se passait sans perdre un regard, une parole.

« Que le diable vous emporte ! Qu’est-ce que vous entendez par là ? dit le gros homme, se soulevant un peu et s’appuyant sur un de ses coudes. On vous ruine ! vous nous ruineriez si vous le pouviez, n’est-il pas vrai ? Voilà ce que c’est que d’avoir affaire à de méchants petits joueurs qui ne savent que pleurnicher. Si vous perdez, vous êtes des martyrs ; mais quand vous gagnez, c’est différent. On vous dépouille ! … ajouta-t-il en haussant la voix. Dieu me damne ! Qu’est-ce que vous entendez par ce mot de « dépouiller, » si peu convenable entre gentlemen, hein ? »