Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 2.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux mortes qui avaient été l’une après l’autre si chères à son cœur, se fut porté tout entier sur cette petite créature ; lorsque ce visage, qu’il avait constamment devant les yeux, lui rappelait heure par heure les changements qu’il avait observés d’année en année chez les autres, les souffrances auxquelles il avait assisté et tout ce que sa propre fille avait eu à supporter ; ce fut alors, quand les désordres d’un jeune homme dissipé et endurci achevèrent l’œuvre de ruine que le père avait commencée, et amenèrent plus d’une fois des moments de gêne et même de détresse, ce fut alors que le vieillard commença à se sentir poursuivi sans cesse par la sinistre image de la pauvreté, du dénûment, qu’il redoutait non pas pour lui, mais pour l’enfant. Cette idée une fois conçue vint obséder la maison comme un spectre qui la hantait jour et nuit.

« Le plus jeune frère avait pendant ce temps-là visité plusieurs contrées étrangères et traversé la vie en pèlerin solitaire. On avait injustement interprété son bannissement volontaire, mais il avait supporté, non sans douleur, les reproches et les jugements précipités pour accomplir le sacrifice qui avait brisé son cœur, et il avait su se tenir dans l’ombre. D’ailleurs, les communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles, incertaines, souvent interrompues ; toutefois elles n’étaient point brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettre en lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.

« Alors les rêves de la jeunesse, d’une vie heureuse, heureuse, bien que commencée par le chagrin et la souffrance prématurée, l’assaillirent de nouveau plus fréquemment qu’auparavant : chaque nuit, redevenu enfant dans ses rêves, il se revoyait aux côtés de son frère. Il mit le plus tôt possible ordre à ses affaires, convertit en espèces tout ce qu’il possédait, et avec une fortune suffisante pour deux, le corps tremblant, la main ouverte, le cœur plein d’une émotion délirante, il arriva un soir à la porte de son frère ! …

Le narrateur, dont la voix était devenue défaillante, s’arrêta.

« Je sais le reste, dit M. Garland en lui serrant la main.

— Oui, reprit son ami après un moment de silence, nous pouvons nous épargner le reste. Vous connaissez le triste résultat de toutes mes recherches. Lors même qu’après des poursuites où j’ai mis toute l’activité et la prudence possible, nous apprîmes qu’on les avait vus en compagnie de deux pauvres