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mais quand on s’arrêtait pour changer de chevaux, et qu’il avait battu la semelle pendant quelques minutes, payé le postillon, éveillé l’autre, qu’il s’était donné du mouvement à droite et à gauche jusqu’à ce que les chevaux fussent attelés, il avait si chaud, que le sang lui fourmillait au bout des doigts. Alors il lui semblait qu’avec un peu moins de froid il perdrait la moitié du plaisir et de l’honneur du voyage. Là-dessus, il s’élançait gaiement sur sa banquette, chantant aux accords joyeux des roues qui recommençaient à tourner ; et, laissant les bons citadins dormir dans leurs lits bien chauds, il poursuivait sa course le long de la route solitaire.

Cependant les deux gentlemen qui étaient à l’intérieur, fort peu disposés à dormir, trompaient le temps par la conversation. Pressés l’un et l’autre de la même impatience, leur entretien roulait souvent sur l’objet de leur expédition, sur la manière dont elle avait été conduite, sur les espérances et les craintes que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils en avaient beaucoup ; des secondes, peu, peut-être même aucune, au delà de cette inquiétude indéfinissable qui est inséparable d’une espérance subitement éveillée et d’une attente prolongée.

Dans un moment de repos après une de leurs conversations, et quand déjà la moitié de la nuit s’était écoulée, le gentleman, devenu de plus en plus silencieux et pensif, se tourna vers son compagnon et lui dit brusquement :

« Êtes-vous un auditeur patient ?

— Comme bien d’autres, je suppose, répondit en souriant M. Garland. Je puis l’être si ce qu’on me raconte m’intéresse ; dans le cas contraire, je puis faire semblant de l’être. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— J’ai sur les lèvres un court récit, et je vais vous mettre tout de suite à l’épreuve. C’est très-court. »

Et sans attendre une réponse, il appuya sa main sur le bras de M. Garland et s’exprima ainsi :

« Il y avait autrefois deux frères qui s’aimaient tendrement l’un l’autre. Il existait entre leurs âges une certaine disproportion : quelque douze ans. Peut-être était-ce une raison pour accroître leur attachement mutuel. Cependant, malgré la distance qui les séparait, ils devinrent rivaux de bonne heure. La plus profonde, la plus forte affection de leurs cœurs se porta sur le même objet.