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avoir fait assez pour vous épouvanter. Eh bien ! à présent, ajouta M. Brass reprenant son chapeau, rabaissant sa visière sur son œil et se prosternant dans l’attitude la plus servile, où tout cela peut-il me conduire ? Messieurs, y a-t-il quelqu’un de vous qui puisse me faire le plaisir, de me le dire ? Je vous défie de le deviner. »

Tout le monde se tut. Brass resta quelque temps à sourire avec une sorte de malice, comme s’il allait lâcher encore quelque coq-à-l’âne de premier choix, et finit par dire :

« Eh bien ! pour abréger, voilà où cela me conduit : si la vérité s’est fait jour, comme cela est arrivé, de manière qu’on ne puisse en douter (et quelle sublime et grande chose c’est que la vérité, quoique, comme tant d’autres choses sublimes et grandes, l’orage et le tonnerre, par exemple, nous ne soyons pas toujours parfaitement satisfaits de la voir en face) ; j’aime mieux perdre cet homme que de laisser cet homme me perdre. C’est pourquoi, s’il y en a un qui doive déchirer l’autre, je préfère jouer ce rôle et prendre cet avantage. Ma chère Sarah, comparativement parlant, vous n’avez rien à craindre. Je relate ces faits pour ma propre sûreté. »

Après cela, M. Brass se mit à raconter toute l’histoire avec une extrême volubilité ; pesant lourdement sur son aimable client, et se représentant comme un petit saint, bien que sujet, il le reconnut, aux faiblesses humaines. Voici comment il conclut :

« À présent, messieurs, je ne suis pas homme à faire les choses à demi. Moi, j’y vais bon jeu, bon argent. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Si vous voulez mettre ma déposition par écrit, rédigez-en immédiatement la teneur. Vous aurez des ménagements pour moi, j’en suis sûr. Vous êtes des hommes de cœur, et vous avez des sentiments. J’ai cédé à Quilp par nécessité ; car si la nécessité n’a pas de loi, cela ne l’empêche pas d’avoir les hommes de loi. Je me livre donc à vous par nécessité, mais aussi par politique, et pour obéir aux mouvements de sensibilité qui depuis longtemps me tourmentaient. Punissez Quilp, messieurs. Pesez sur lui de tout votre poids. Broyez-le, foulez-le sous vos pieds. Voilà longtemps qu’il m’en fait autant. »

Arrivé au terme de cette péroraison, Sampson arrêta tout court le torrent de son indignation, baisa de nouveau son gant, et sourit comme savent sourire seuls les flatteurs et les lâches.