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aussi faible que possible, quand sa petite gardienne, écartant les visiteurs et se mettant à son chevet, comme si elle eût été jalouse que d’autres approchassent de son malade, lui servit son déjeuner et insista pour qu’il le prît avant de se fatiguer, soit à entendre parler, soit à parler lui-même. M. Swiveller, qui avait une faim dévorante, et qui, toute la nuit, avait nourri un rêve clair et suivi de côtelettes de mouton, de bière forte et autres raffinements de friandise, trouva même à une tasse de thé faible et à une rôtie sèche des douceurs infinies, mais il ne consentit à manger et boire qu’à une condition.

« C’est, dit-il en rendant à M. Garland sa poignée de main, c’est que vous répondiez franchement à la question suivante, avant que je prenne un morceau ou que je boive une gorgée : Est-il trop tard ?

— Pour compléter l’œuvre si bien commencée par vous hier au soir ? dit le vieux gentleman. Non, vous pouvez avoir l’esprit tranquille là-dessus. Non, je vous le certifie. »

Rassuré par cette nouvelle, le convalescent prit son repas avec le plus vif appétit, quoiqu’il ne parût pas avoir à manger lui-même la moitié du plaisir qu’éprouvait sa garde-malade à le voir manger. Voici comment les choses se passaient : M. Swiveller, ayant à main gauche le morceau de rôtie ou la tasse de thé, et prenant, selon l’occasion, tantôt une bouchée, tantôt une gorgée, tenait constamment dans sa main droite et serrait étroitement une des mains de la marquise ; et pour presser ou même baiser cette main captive, il interrompait de temps en temps son déjeuner avec un sérieux parfait, une gravité complète. Toutes les fois qu’il mettait quelque chose dans sa bouche pour manger ou pour boire, le visage de la marquise s’éclairait d’une joie indicible ; mais lorsque Richard lui donnait ces marques de reconnaissance, les traits de la jeune fille s’assombrissaient, et elle commençait à sangloter. Et soit qu’elle rayonnât de joie, soit qu’elle s’abandonnât à ses larmes, la marquise ne pouvait s’empêcher de se tourner vers les visiteurs avec un regard éloquent qui semblait dire : « Vous voyez ce jeune homme, puis-je l’abandonner ? » Et les assistants, devenus ainsi acteurs à leur tour dans la scène qui se passait, répondaient régulièrement par un autre regard : « Non, certainement non. » Ce jeu muet dura pendant tout le déjeuner de l’invalide, et l’invalide lui-même, pâle et maigre, n’y prenait pas une médiocre