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« Nous n’avons pas un instant à perdre ici, reprit la jeune lady. Celui-ci (montrant le gentilhomme en habit bleu) est le fils du puissant marquis de Filletoville.

— Eh bien ! ma chère, j’ai peur qu’il n’en porte jamais le titre, répondit mon oncle, en regardant froidement le jeune homme, qui était piqué contre le mur comme un papillon. Vous avez éteint le majorat, mon amour.

— J’ai été enlevée à ma famille, à mes amis, par ce scélérat, s’écria la jeune dame, dont le regard brillait d’indignation. Ce misérable m’aurait épousée de force avant une heure.

— L’impudent coquin ! dit mon oncle en jetant un coup d’œil méprisant à l’héritier moribond des Filletoville.

— Comme vous pouvez en juger par ce que vous avez vu, leurs complices sont prêts à m’assassiner, si vous invoquez l’assistance de quelqu’un. S’ils nous trouvent ici, nous sommes perdus ! Dans deux minutes il sera peut-être trop tard pour fuir. La malle ! la malle ! »

En prononçant ces mots, la jeune dame, épuisée par son émotion et par l’effort qu’elle avait fait en embrochant le marquis de Filletoville, se laissa tomber dans les bras de mon oncle, qui l’emporta aussitôt devant la porte de la maison. La malle était là, attelée de quatre chevaux noirs à tout crin, mais sans cocher, sans conducteur, et même sans palefrenier à la tête des chevaux.

Gentlemen, j’espère que je ne fais pas tort à la mémoire de mon oncle en disant que, quoique garçon, il avait tenu, avant ce moment-là, quelques dames dans ses bras. Je crois même qu’il avait l’habitude d’embrasser les filles d’auberge, et je sais que deux ou trois fois il a été vu par des témoins dignes de foi déposant un baiser sur le cou d’une maîtresse d’hôtel d’une manière très-perceptible. Je mentionne ces circonstances afin que vous jugiez combien la beauté de cette jeune lady devait être incomparable pour affecter mon oncle comme elle le fit : il disait souvent qu’en voyant ses longs cheveux noirs flotter sur son bras et ses beaux yeux noirs se tourner vers lui, lorsqu’elle revint à elle, il s’était senti si agité, si drôle, que ses jambes en tremblaient sous lui. Mais qui peut regarder une paire de jolis yeux noirs sans se sentir tout drôle ? Pour moi, je ne le puis, gentlemen, et je connais certains yeux que je n’oserais pas regarder, parole d’honneur !

« Vous ne me quitterez jamais, murmura la jeune dame.

— Jamais ! répondit mon oncle. Et il le pensait comme il le disait.