Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

semblable paysage, pourrait-on consentir à vivre pour n’apercevoir chaque jour que des briques et des ardoises ? Pourrait-on continuer d’exister dans un lieu où l’on ne voit pas de foin, excepté dans les écuries ; pas de plantes fleuries excepté des joubarbes sur les toits ; pas de vaches, excepté celles de l’impériale des voitures ? Rien qui rappelle le dieu Pan, excepté des pans de muraille. Pourrait-on consentir à traîner sa vie dans un tel séjour ? je le demande, pourrait-on endurer une semblable existence ?  »

Après avoir ainsi, durant longtemps, interrogé la solitude, suivant l’usage des plus grands poëtes, M. Pickwick allongea la tête hors de la croisée, et regarda autour de lui.

La douce et pénétrante odeur des foins qu’on venait de faucher montait jusqu’à lui. Les mille parfums des petites fleurs du jardin embaumaient l’air d’alentour ; la verte prairie brillait sous la rosée matinale, et chaque brin d’herbe étincelait agité par un doux zéphyr. Enfin les oiseaux chantaient, comme si chacune des larmes de l’aurore avait été pour eux une source d’inspiration. En contemplant ce spectacle, M. Pickwick tomba dans une douce et mystérieuse rêverie.

« Ohé !  » tels furent les sons qui le rappelèrent à la vie réelle.

Sa vue se porta rapidement sur la droite ; mais il ne découvrit personne. Ses yeux s’égarèrent vers la gauche et percèrent en vain l’étendue. Il mesura d’un regard audacieux le firmament ; mais ce n’était point de là qu’on l’appelait ; enfin il fit ce qu’un esprit vulgaire aurait fait du premier coup, il regarda dans le jardin et y vit M. Wardle.

« Comment ça va-t-il ? lui demanda son joyeux hôte. Belle matinée, n’est-ce pas ? Charmé de vous voir levé de si bonne heure. Dépêchez-vous de descendre, je vous attendrai ici. »

M. Pickwick n’eut pas besoin d’une seconde invitation. Dix minutes lui suffirent pour compléter sa toilette, et à l’expiration de ce terme, il était à côté du vieux gentleman.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda M. Pickwick en voyant que son hôte était armé d’un fusil et qu’il y en avait un second près de lui, sur le gazon.

— Votre ami et moi, répliqua M. Wardle, nous allons tirer des corneilles avant déjeuner. Il est très-bon tireur, n’est-il pas vrai ?

— Je le lui ai entendu dire, mais je ne lui ai jamais vu ajuster la moindre chose.