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M. Pickwick n’avait point le loisir d’observer ce qui se passait derrière lui, car il était obligé de concentrer toutes ses facultés ratiocinantes sur la conduite de l’animal attaché à la voiture. Celui-ci déployait des singularités, fort amusantes pour un spectateur désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux qui se trouvaient entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa tête d’une manière aussi déplaisante qu’incommode, il pesait sur les guides avec tant de force que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour comble d’infortune il éprouvait un étrange plaisir à se jeter tout d’un coup sur un côté de la route. Là il s’arrêtait court ; puis il repartait pendant quelques minutes avec une vélocité qu’il était physiquement impossible de modérer.

Il venait d’exécuter cette manœuvre pour la vingtième fois, lorsque M. Snodgrass dit à son compagnon :

« Qu’a donc ce cheval ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Tupman. N’est-ce pas qu’il serait ombrageux ? Cela m’en a bien l’air. »

M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un cri de M. Pickwick.

« Oh ! disait-il. J’ai laissé tomber mon fouet !  »

Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles, arrivait en trottant sur l’énorme cheval, qui le secouait avec tant de violence qu’il semblait devoir le mettre en pièces.

« Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon garçon, ramassez donc le fouet. »

M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant d’efforts que son visage en devint tout noir. Lorsqu’il fut parvenu à arrêter son grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et, saisissant les rênes, se prépara à remonter.

Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand cheval, dans l’innocente gaieté de son cœur, voulut s’amuser un peu avec M. Winkle ; ou s’il s’imagina qu’il trouverait plus de plaisir à faire la route sans cavalier ; mais, quels que fussent ses motifs déterminants, le fait est que M. Winkle avait à peine touché les rênes, lorsque l’animal, baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et s’élança en arrière de toute leur longueur.

« Bonne bête, dit M. Winkle d’une voix insinuante ; bon vieux cheval !  »