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puisque tous nos pères, grand-pères et arrière-grand-pères l’ont crue pieusement, vivait, dis-je, un certain Gabriel Grub, qui remplissait les fonctions de sacristain et de fossoyeur. Parce qu’un homme est sacristain et constamment entouré d’emblèmes de mort, il ne s’ensuit pas du tout qu’il doive être morose et mélancolique. Les entrepreneurs des pompes funèbres sont les gens les plus gais du monde, et j’avais autrefois l’honneur d’être intime avec un muet[1], lequel, hors de ses fonctions et dans la vie privée, était le plus comique, le plus jovial petit gaillard qui ait jamais braillé une chanson bachique, sans le moindre hoquet de mémoire, ou avalé un rude verre de grog, sans s’arrêter pour reprendre haleine. Toutefois il n’en était pas ainsi de Gabriel Grub. C’était une espèce de vieux hibou, grognon, rechigné, hargneux ; ne se plaisant avec personne, si ce n’est avec une grosse bouteille d’osier, aussi vieille que lui, qu’il portait fidèlement enfoncée dans une large poche. Lorsque par hasard les yeux caverneux du sacristain apercevaient une physionomie heureuse, son regard se chargeait à l’instant même d’une expression de haine si malfaisante, qu’on ne pouvait le rencontrer sans en être tout bouleversé.

Une certaine veille de Noël, un peu avant le crépuscule, Gabriel mit sa bêche sur son épaule, alluma sa lanterne, et se dirigea vers le cimetière ; il avait une fosse à finir pour le lendemain matin, et, se sentant mal disposé, il espérait se ragaillardir un peu en y travaillant. Pendant qu’il cheminait dans la rue étroite, il voyait briller, à travers la plupart des fenêtres, la lumière joyeuse d’un feu pétillant ; il entendait les éclats de rire et les cris plaisants de ceux qui étaient réunis autour du foyer ; il remarquait les préparatifs de bonne chère qui se faisaient pour le lendemain ; enfin il sentait les succulentes odeurs qui s’exhalaient des cuisines en nuages savoureux. Tout cela était du fiel et de l’absinthe sur le cœur de Gabriel Grub ; et lorsque des troupes d’enfants, s’élançant hors des maisons, bondissaient à travers les rues pour rejoindre d’autres petits coquins, aux têtes bouclées, qui chantaient en riant les plaisirs de la veille de Noël, Gabriel serrait convulsivement le manche de sa bêche, et ricanait sardoniquement, en pensant aux rougeoles, aux coqueluches, aux fièvres scarlatines, au

  1. Designator, l’homme qui dirige les assistants dans les cérémonies funèbres. (Note du traducteur.)