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telant d’angoisse, le misérable père montrait l’endroit où le jeune homme se débattait contre la mort.

« Écoutez ! poursuivit le vieillard, il vient encore de crier ! Il est encore vivant ! Heyling ! sauvez-le ! sauvez-le ! »

Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.

« Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant à genoux et le suppliant à mains jointes. Vengez-vous ! prenez tout mon bien ! prenez ma vie ! Jetez-moi dans l’eau à vos pieds, et si la nature peut se contenir, je mourrai sans me débattre ! Par pitié, tuez-moi, Heyling, main sauvez mon fils ! Il est si jeune ! si jeune pour mourir !

— Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du vieillard, je veux avoir vie pour vie, en voici une ! Mon enfant, à moi, est mort sous les yeux de son père ! il est mort dans une agonie bien plus affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa sœur. Vous avez ri alors ; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, où la mort avait déjà mis son empreinte ! Vous avez ri de nos souffrances… qu’en pensez-vous maintenant ? Regardez là ! regardez là ! »

En parlant ainsi, Heyling montrait l’Océan. Un faible cri s’y fit entendre ; les dernières, les terribles convulsions d’un noyé agitèrent les flots clapotants ; et l’instant d’après leur surface était unie ; l’œil ne pouvait plus distinguer l’endroit où le jeune homme avait disparu dans une tombe prématurée.

Trois ans s’étaient écoulés, lorsqu’un gentleman descendit de sa voiture à la porte d’un avoué de Londres, bien connu pour ne pas exagérer la délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire d’importance. Le visage de l’étranger était pâle, battu, hagard, et il ne fallait pas toute la finesse de l’homme d’affaires pour reconnaître que les maladies ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main du temps n’aurait pu en accomplir pendant le double de la durée de sa vie.

« Je désire, dit l’étranger, que vous veuillez bien vous charger d’une affaire qui m’intéresse beaucoup… »

L’avoué salua obséquieusement et jeta un coup d’œil au paquet que le gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit :

« Ce n’est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont pas venus entre mes mains sans de longues peines et de grandes dépenses. »