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Nathaniel Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite maison, dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite église. Tous les jours, depuis neuf heures jusqu’à quatre, on le trouvait en train d’enseigner à des petits enfants une petite dose d’instruction. Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, inoffensif, avec un nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un peu louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre l’église et son école, et il croyait fermement qu’il n’y avait pas dans le monde un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant que la sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un évêque, un évêque véritable, avec ses bras dans des manches de linon et sa tête dans une perruque. Il l’avait vu marcher, il l’avait entendu parler, lors de la confirmation ; et dans cette majestueuse cérémonie, quand l’évêque avait posé les mains sur la tête de Nathaniel Pipkin, celui-ci avait été tellement saisi d’une crainte respectueuse, qu’il avait entièrement perdu connaissance et avait été emporté, hors de l’église, dans les bras du bedeau.

C’était là une ère importante, un événement terrible dans la vie de notre héros, et c’était le seul qui eût jamais troublé le cours régulier de sa paisible existence, lorsqu’une après-midi, comme il était occupé à poser sur une ardoise un effroyable problème d’addition composée qu’il voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s’avisa de lever les yeux, dans un accès d’abstraction mentale, et aperçut à une fenêtre, de l’autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. Maria Lobbs était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la Grande-Rue. Bien des fois déjà, soit à l’église, soit ailleurs, les yeux de M. Pipkin s’étaient arrêtés sur la jolie figure de Maria Lobbs ; mais les noires prunelles de Maria Lobbs n’avaient jamais été si brillantes, les joues de Maria Lobbs n’avaient jamais été si fleuries que dans cette occasion particulière. Il était donc naturel que le maître d’école n’eût pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs ; il était naturel que miss Lobbs, en s’apercevant qu’elle était contemplée par un jeune homme, retirât sa tête, fermât la croisée et abaissât le store ; il était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement après cela, tombât sur le coupable moutard et le giflât de tout son cœur. Tout cela était parfaitement naturel et n’avait absolument rien d’étonnant.