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Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un organe avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans la ville, la Gazette d’Eatanswill et l’Indépendant d’Eatanswill. La première soutenait les principes bleus, le second se posait sur un terrain décidément jaune. C’étaient d’admirables journaux. Quels beaux articles politiques ! quelle polémique spirituelle et courageuse. « La Gazette, notre ignoble antagoniste… — L’Indépendant, ce méprisable et dégoûtant journal… — La Gazette, cette feuille menteuse et ordurière… — L’Indépendant, ce vil et scandaleux calomniateur… » Telles étaient les récriminations intéressantes qui assaisonnaient les colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des habitants de l’endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou d’indignation.

M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité ordinaires, avait choisi, pour visiter ce bourg, une époque singulièrement remarquable. Jamais il n’y avait eu une telle lutte. L’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall[1], était le candidat bleu ; Horatio Fizkin, esquire, de Fizkin-Loge, près d’Eatanswill, avait cédé aux instances de ses amis, et s’était laissé porter pour soutenir les intérêts jaunes. La Gazette avertit les électeurs d’Eatanswill que les regards, non-seulement de l’Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient fixés sur eux. L’Indépendant demanda d’un ton péremptoire si les électeurs d’Eatanswill méritaient encore la renommée qu’ils avaient acquise d’être de grands, de généreux citoyens, ou s’ils étaient devenus de serviles instruments du despotisme, indignes également du nom d’Anglais et des bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde n’avait encore ébranlé la ville.

La soirée était avancée quand M. Pickwick et ses compagnons, assistés par Sam Weller, quittèrent l’impériale de la voiture d’Eatanswill. De grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l’auberge des Armes de la ville, et des écriteaux, placés derrière les vitres, indiquaient en caractères gigantesques que le comité de l’honorable Samuel Slumkey, y tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, assemblés devant la porte de l’auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le balcon de l’auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, avec tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et la beauté

  1. Hall, château.