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tables A et B[1], sans trouver celui d’Eatanswill ; nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des comtés, publiées, dans l’intérêt de la science, par nos plus distingués éditeurs, et le même résultat a suivi nos investigations.

Nous avons donc été conduit à supposer que, dans la crainte obligeante de blesser quelqu’un, et par un sentiment de délicatesse dont M. Pickwick était si éminemment doué, il avait, de propos délibéré, substitué un nom fictif au nom réel de l’endroit où il avait fait ses observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une circonstance qui peut sembler légère et frivole en elle-même, mais qui, considérée sous ce point de vue, n’est point indigne d’être notée. Dans le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore découvrir que sa place et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich ; mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point indiquer dans quelle direction est situé le bourg dont il s’agit. Nous ne hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons poursuivre notre histoire sans autre digression.

Il paraît que les habitants d’Eatanswill, comme ceux de beaucoup d’autres petits endroits, se croyaient d’une grande, d’une immense importance dans l’État ; et chaque individu ayant la conscience du poids attaché à son exemple, se faisait une obligation de s’unir corps et âme à l’un des deux grands partis qui divisaient la cité, les bleus et les jaunes. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les bleus ; de sorte que quand les jaunes et les bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion publique, à l’hôtel de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des disputes s’élevaient entre eux. Il est superflu d’ajouter que dans Eatanswill toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient des assemblées publiques où ils démolissaient cette mesure. Si les bleus proposaient d’ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les jaunes se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre une aussi infâme motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des auberges bleues et des auberges jaunes ; il y avait une aile bleue et une aile jaune dans l’église elle-même.

  1. C’est-à-dire dans la loi sur les élections. (Note du traducteur.)