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« Un moment… S’ils l’avaient su, aurait-elle été sauvée ? Le bonheur d’une sœur contre l’or de son mari ? Le plus léger duvet qui vole dans l’air contre la superbe chaîne qui orne mon corps !

« Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré toute ma malice. Si je n’avais pas été fou… car, nous autres fous, quoique nous soyons assez rusés, nous nous embrouillons quelquefois… si je n’avais pas été fou, je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé être placée, roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d’être amenée, riche et noble mariée, dans ma maison fastueuse. J’aurais su que son cœur était avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le nom pendant son sommeil agité ; j’aurais su qu’elle m’était sacrifiée pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, et de ses frères orgueilleux.

« Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais que la jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits où la lune brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est tranquille autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais agités par le vent. Ses yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, et ne se ferment jamais… Silence ! mon sang se gèle dans mon cœur, en écrivant ceci. Cette figure, c’est elle !… Son visage est très-pâle et ses prunelles sont vitreuses ; mais je la connais bien… Cette figure ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma cellule ; et cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres ; elle est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis ; elle sort de sa tombe, et la mort est sur son visage.

« Pendant près d’un an je vis les couleurs de ses joues se ternir de jour en jour ; pendant près d’un an je vis des larmes silencieuses couler de ses yeux battus. Je n’en savais pas la cause, mais je la découvris à la fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m’avait jamais aimé ; je n’avais pas pensé qu’elle m’aimât. Elle méprisait mes richesses, et détestait la splendeur où elle vivait ; je ne m’étais pas attendu à cela. Elle en aimait un autre ; cette idée ne m’était pas entrée dans la tête. D’étranges sentiments s’emparèrent de moi ; des pensées inspirées par quelque pouvoir secret bouleversèrent