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sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu’elle avait fascinés ; et tout en s’étendant sur ce sujet, avec l’ardeur d’un esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux pâles et brillants. C’était un véritable spectre.

Je vis par tout cela, tout malheureux que j’en étais, et malgré le sens amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, qu’Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur les hommes, et qu’elle ne me serait pas donnée avant qu’elle ne l’eût satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour laquelle elle m’avait été destinée d’avance. En l’envoyant pour séduire, tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance qu’elle était hors de l’atteinte de tous les admirateurs, et que tous ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela que moi aussi j’étais tourmenté par une perversion d’ingénuité, quoique le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait de se compromettre par la connaissance formelle d’un tel plan. En un mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l’avais vue la première fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela comme l’ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était cachée au soleil.

Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les branches de candélabres fixées au mur ; elles étaient très-élevées et brûlaient avec cette tristesse calme d’une lumière artificielle, dans un air rarement re-