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— J’ai dîné avec lui, à sa maison particulière.

— J’imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison curieuse.

— Oui, c’est une maison très-curieuse. »

Je m’étais promis d’être circonspect et de ne pas parler trop librement de mon tuteur avec elle ; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé aller à décrire le dîner de Gerard Street, si nous n’étions pas arrivés tout à coup devant la lumière d’un bec de gaz. Il parut, tout le temps que nous le vîmes, jeter une flamme très-vive, avivée encore par cet inexplicable sentiment que j’avais déjà éprouvé, et lorsque nous l’eûmes dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un éclair venait de passer devant mes yeux.

La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui était presque inconnue, me dit-elle, car elle n’avait jamais quitté les environs de miss Havisham jusqu’à son départ pour la France, et elle n’avait fait qu’y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si mon tuteur devait beaucoup s’occuper d’elle pendant qu’elle resterait à Richmond ; ce à quoi elle répondit avec feu :

« Dieu m’en préserve ! »

Et rien de plus.

Cependant, il m’était impossible de ne pas voir qu’elle mettait tous ses soins à m’attirer, qu’elle se rendait très-séduisante : elle n’avait pas besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus heureux. Elle tenait mon cœur dans sa main, parce qu’elle avait la volonté de s’en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non parce qu’elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je sentais.