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— J’ai tout lieu de le dire, je vous assure.

— Vous n’avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d’insinuations qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous.

— J’espère qu’ils ne parviennent pas à me nuire ? » dis-je.

Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très-singulier et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle cessa, et elle n’avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté réelle, je dis d’un ton défiant dont je me servais avec elle :

« J’espère que cela ne vous amuserait pas, s’ils me faisaient du mal ?

— Non, non, soyez-en sûr ? dit Estelle ; vous pouvez être certain que je ris parce qu’ils échouent. Oh ! quelles tortures ces gens-là éprouvent avec miss Havisham ! »

Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu’elle m’avait dit pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier ; je ne pouvais m’empêcher de douter qu’il fût naturel, et il me semblait trop fort pour la circonstance. Je pensai qu’il devait y avoir là-dessous plus de choses que je n’en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit.

« Il n’est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la satisfaction que j’éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous n’avez pas été