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donne un coup d’épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous dit : N’allez à l’encontre de rien ; mangez votre souper, buvez votre eau rougie, et allez-vous mettre entre vos draps. »

La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m’avait deviné si vite et l’avait préparé à comprendre tout cela, firent une profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien j’étais pauvre, et comment mes grandes espérances s’étaient toutes dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c’est ce que j’ignorais.

Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait beaucoup, était celle-ci : à mesure que je devenais plus fort et mieux portant, Joe se montrait moins à l’aise avec moi. Pendant que j’étais faible et dans son entière dépendance, le cher homme s’était laissé aller à ses anciennes habitudes et m’avait donné tous les noms d’autrefois : « cher petit Pip ; mon vieux camarade, » qui alors étaient une délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m’étais laissé aller à nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu’il me laissait faire ; mais imperceptiblement, à mesure que j’y tenais davantage, Joe y tenait moins, et il commença à s’en déshabituer ; tout en m’en étonnant d’abord, j’arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et que la faute en était toute à moi.

Ah ! n’avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je le repousserais ! N’avais-je donné au cœur innocent de Joe aucun motif de sentir instinctivement, qu’à mesure que je reprenais des forces, son pouvoir sur moi s’affaiblirait, et