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sonnier ; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en avant d’une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je vis Provis s’élancer, renverser l’homme qui le tenait, et enlever le manteau de l’autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de l’autre forçat d’autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage se reculer avec une expression de terreur que je n’oublierai jamais, et j’entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d’un corps lourd tombant à l’eau, et je sentis le bateau s’enfoncer sous mes pieds.

Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et mille éclats de lumières ; l’instant d’après j’étais pris à bord de la galiote. Herbert y était, Startop y était ; mais notre bateau était parti, et les deux forçats étaient partis.

Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d’abord distinguer le ciel de l’eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la galiote regardaient en silence et avec avidité sur l’eau, à l’arrière. Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant ; personne ne parlait ; le timonier tenant sa main en l’air, et tous ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit devant l’objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c’était Magwitch ; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds.

La galiote resta en place, et l’on se mit à regarder sur l’eau en silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne comprenant pas ce qui s’était