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vrer maintenant ; mais Herbert et Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent, jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un peu, de sorte que nous pouvions planer au-delà des rives. Nous voyions le soleil rouge au fond de l’horizon, colorant la terre d’un bleu empourpré qui noircissait à vue d’œil, et les marais solitaires et plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait y avoir rien de vivant, si ce n’est çà et là, sur le premier plan, une mouette mélancolique.

Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil : il fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire, c’était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très-froid, et un bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment qu’elle devait le rester jusqu’au jour, et le peu de lumière que nous avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames, en plongeant, reflétaient quelques étoiles.

À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l’idée qu’on nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce bruit nous arrivait, l’un ou l’autre d’entre nous ne manquait jamais de faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces sortes