Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/239

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien que depuis longtemps mon cœur brisé ne soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le.

— Ô miss Havisham ! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j’ai trop besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous. »

Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu’elle l’avait détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère, lorsque son pauvre cœur était encore tout jeune et tout naïf.

En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai de se lever et je la pris dans mes bras pour l’aider, mais elle ne fit que presser celle de mes mains qu’elle put saisir le plus facilement ; elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu’à ce moment je ne l’avais vue verser une larme, et dans l’espoir que quelque consolation lui ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n’était plus agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher.

« Oh ! criait-elle désespérée, qu’ai-je fait ?… qu’ai-je fait ?…

— Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m’avez fait, laissez-moi vous répondre : très-peu… Je l’aurais aimée dans n’importe quelle circonstance… Est-elle mariée ?…

— Oui. »

C’était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette maison me l’avait appris.

« Qu’ai-je fait !… qu’ai-je fait !… »