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firmée, bien que ce ne fût rien moins qu’une conviction, j’évitais de lire les journaux, et je priai Herbert (auquel j’avais confié cette circonstance, lors de notre dernière entrevue) de ne jamais m’en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce misérable et dernier lambeau de la robe de l’Espérance, déchirée et emportée par le vent ? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la même inconséquence, l’an dernier, le mois dernier, la semaine dernière ?

C’était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne s’élève au-dessus d’une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s’élevait que je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu’il était découvert, et que j’écoutasse avec anxiété les pas d’Herbert rentrant le soir de peur qu’il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises nouvelles : malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses allaient leur train. Condamné à l’inaction, à une inquiétude et à un doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j’attendais… j’attendais… j’attendais… du mieux que je le pouvais.

Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais remonter son remous furieux à l’endroit des arches et de l’éperon du vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de la Douane, pour qu’on l’amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi que mon bateau, des gens de ce côté de l’eau. Cette circonstance insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.