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— C’est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les bras d’une brute ?

— Dans les bras de qui devrais-je me jeter ? repartit-elle avec un sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l’homme qui sentirait le mieux (s’il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n’ai rien pour lui ?… Là !… c’en est fait, je ferai assez bien et mon mari aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore ; mais je suis fatiguée de la vie que j’ai menée ; elle n’a que très-peu de charmes pour moi, et je suis d’avis d’en changer. N’en dites pas davantage. Nous ne nous comprendrons jamais l’un l’autre.

— Une vile brute ! une telle stupide brute ! criai-je désespéré.

— Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle ; je ne le serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et homme romanesque.

— Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle !

— Enfantillage !… enfantillage !… dit-elle, cela passera avec le temps.

— Jamais, Estelle !

— Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.

— Ne plus penser à vous ! Vous faites partie de mon existence, partie de moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j’ai lue depuis la première fois que je suis venu ici, n’étant encore qu’un pauvre enfant bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors,