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sage, et ses doigts continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à elle, tantôt d’elle à moi.

« J’aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m’avait fait espérer que miss Havisham nous destinait l’un à l’autre, et, pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l’avouer maintenant. »

Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant toujours, Estelle secoua la tête.

« Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n’ai pas l’espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J’ignore ce que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j’irai. Cependant, je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai vue dans cette maison. »

En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, elle secoua de nouveau la tête. Je repris :

« Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec la sensibilité et la candeur d’un pauvre garçon, de me torturer pendant toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle avait songé à la gravité de ce qu’elle faisait ; mais je pense qu’elle n’en avait pas conscience. Je crois qu’en endurant ses propres souffrances elle a oublié les miennes, Estelle. »

Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l’y retenir pendant qu’elle continuait à me regarder, ainsi qu’Estelle, tour à tour.

« Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu’il y a des sentiments, des fantaisies, je ne sais pas