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« D’aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d’Essex, volant des navets pour me nourrir.

« Quelqu’un m’avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait emporté le feu avec lui, et j’avais très-froid.

« J’ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel.

« Comment l’ai-je su ?

« De même, sans doute, que j’ai appris que les oiseaux dans les haies s’appelaient pinsons, pierrots, grives.

« J’aurais pu supposer que ce n’étaient que des mensonges ; seulement, comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j’ai supposé que le mien l’était aussi.

« Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans ; et, de si loin que je puisse me souvenir, il n’y avait pas une âme qui supportât la vue du petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le faire prendre et arrêter.

« Je fus pris, pris et repris, au point que j’ai grandi en prison.

« On me fit la réputation d’être incorrigible.

« — Voilà un incorrigible mauvais sujet, » disait-on aux visiteurs de la prison, en me montrant du doigt. « Ce garçon-là, on peut le dire, est fait pour les prisons. »

« Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques-uns d’entre eux mesuraient ma tête : ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.

« D’autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.

« Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu’est-ce que j’avais à faire avec le diable ?