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dents les plus fortes, il ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si j’avais eu de l’appétit en me mettant à table, il me l’aurait certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l’étais alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement fixés sur la nappe.

« Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d’excuse polie, quand il eut fini son repas, mais je l’ai toujours été ; s’il eût été dans ma constitution d’être moins fort mangeur j’aurais éprouvé moins d’embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis à garder les moutons de l’autre côté du monde, je crois que je serais devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n’avais pas eu ma pipe. »

En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une poignée de ce tabac appelé tête de nègre. Ayant bourré sa pipe, il remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c’eût été un tiroir. Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.

« Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman que j’ai fait ! C’est bien lui-même ! Cela me fait du bien de vous regarder, Pip. Tout ce que je demande, c’est d’être près de vous et de vous regarder, mon cher enfant ! »

Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que je commençais tout doucement à me familiariser avec l’idée de ma situation. Je compris à qui j’étais enchaîné, et combien fortement je l’étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et