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man. Les maudits chevaux des colons pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me disais-je ? Je me disais : « Je fais un gentleman meilleur que vous ne le serez jamais ! » Quand l’un d’eux disait à un autre : « C’était un forçat il y a quelques années, et c’est aujourd’hui un individu aussi grossier et ignorant qu’il est heureux. » Que disais-je ? Je me disais : « Si je ne suis pas un gentleman, et si je n’ai pas d’instruction, je possède quelqu’un qui l’est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres ?… » Voilà comme je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l’idée que je viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire connaître à lui, devant son propre foyer. »

Il appuya ses mains sur mon épaule… Je tremblais à la pensée que peut-être sa main était tachée de sang.

« Cela n’était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays là-bas, et cela n’était pas sûr non plus, mais je tins bon ; et plus c’était difficile, plus je tins bon, car j’étais résolu, et je l’avais dans l’esprit. Enfin j’ai réussi, mon cher enfant, j’ai réussi ! »

J’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées, mais j’étais comme foudroyé. Pendant toute cette scène j’avais cru entendre plutôt le vent et la pluie que mon interlocuteur ; maintenant encore je ne pouvais séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et que la sienne gardât le silence.

« Où allez-vous me mettre ? demanda-t-il bientôt ; il faut me mettre quelque part, mon cher garçon.

— Pour dormir ? dis-je.

— Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j’ai été trempé et secoué par la mer depuis des mois.