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sins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du mien.

— Oui, Pip, mon cher ami, j’ai fait de vous un gentleman !… C’est moi qui ai tout fait ! J’ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une guinée, cette guinée serait à vous… J’ai juré plus tard que si, en spéculant, je devenais riche, vous seriez riche… J’ai mené la vie dure afin qu’elle soit douce pour vous… J’ai travaillé ferme, afin que vous n’eussiez pas besoin de travailler… Je ne vous dis pas cela pour que vous m’ayez de l’obligation… Non, pas le moins du monde… Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé qui vous doit la vie s’est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un gentleman, car vous l’êtes, mon cher Pip !… »

L’horreur que j’éprouvais pour cet homme, la terreur que j’éprouvais à sa vue, la répugnance avec laquelle je m’éloignais de lui n’auraient pas été plus grandes, si c’eût été une bête féroce.

« Voyez, Pip, je suis votre second père… vous êtes mon fils… plus qu’un fils pour moi !… Je n’ai mis de l’argent de côté que pour que vous le dépensiez… Quand je gardais les moutons dans une hutte solitaire, ne voyant d’autres visages que des visages de moutons, si bien que j’oubliais comment étaient faits les visages d’hommes ou de femmes ; je voyais le vôtre… Souvent je laissais tomber mon couteau en mangeant dans ma hutte, et je disais : « Voilà encore le garçon qui me regarde pendant que je bois et mange. » Je vous ai souvent vu là, aussi clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. « Que Dieu me fasse mourir ! » disais-je chaque fois ; et je sortais en plein air pour le dire à ciel ouvert, « si je ne fais pas un gentle-