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la grâce aisée de son attitude, sans élever la voix comme faisait l’autre, sans céder jamais ni à la tendresse, ni à la colère ; ma mère adoptive, je vous ai dit que je vous dois tout… Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous m’avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n’ai rien, et si vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m’avez jamais donné, mon devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l’impossible.

— Ne lui ai-je jamais donné d’affection ? s’écria miss Havisham en se tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, quand elle me parle ainsi ! Qu’elle dise que je suis folle !… qu’elle dise que je suis folle…

— Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les autres ? Est-il quelqu’un au monde qui sache vos projets à moitié aussi bien que moi ?… est-il quelqu’un au monde qui sache à moitié aussi bien que moi quelle mémoire nette vous avez ?… Moi qui suis restée au même foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m’étonnait et m’effrayait.

— Leçons et moments bientôt oubliés !… gémit miss Havisham, leçons et moments bien oubliés !…

— Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis dans ma mémoire… Quand m’avez-vous trouvée sourde à vos enseignements ? quand m’avez-vous trouvée inattentive à vos leçons ?… quand m’avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, quelque chose que vous en aviez exclu ?… Soyez juste envers moi.

— Si fière !… si fière !… gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux gris à l’aide de ses deux mains.