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Je le savais et je te le dis.

« En conséquence, mon père ne m’empêchait pas d’aller travailler ; c’est ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le sien, et je travaillais dur, je t’en réponds, mon petit Pip. Je vins à bout de le soutenir jusqu’à sa mort et de le faire enterrer convenablement, et j’avais l’intention de faire écrire sur sa tombe : « Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans sa dureté. »

Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui demander si par hasard il ne l’aurait pas composée lui-même.

« Je l’ai composée moi-même, dit Joe, et d’un seul jet, comme qui dirait forger un fer à cheval d’un seul coup de marteau. Je n’ai jamais été aussi surpris de ma vie ; je ne pouvais en croire mes propres yeux ; à te dire vrai, je ne pouvais croire que c’était mon ouvrage. Comme je te le disais, mon petit Pip, j’avais eu l’intention de faire graver cela sur sa tombe ; mais la poésie ne se donne pas : qu’on la grave en creux ou en relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l’argent, et je n’en fis rien. Sans parler des croquemorts, tout l’argent que je pus épargner fut pour ma mère. Elle était d’une pauvre santé et bien cassée, la pauvre femme ! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la paix éternelle. »

Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes ; il en frotta d’abord un, puis l’autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable pour cet usage, il faut l’avouer.

« J’étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip… »