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favoris, sans penser qu’il méditait sur ma faute. Je m’imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, comme il le faisait bien souvent, et comme il l’avait encore fait hier et aujourd’hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la table, sans se demander si je n’avais pas été visiter l’office. Je me persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, sans que je fusse convaincu qu’il s’imaginait qu’il y avait de l’eau de goudron, et que le rouge m’en monterait à la face. En un mot, j’étais trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j’avais été trop lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n’avais encore rien appris du monde, je ne suivais donc l’exemple de personne. Tout à fait ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.

Comme j’avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il dut être bien fatigué, car M. Wopsle n’en pouvait plus et était dans un tel état de surexcitation que si l’Église eût été accessible à tout le monde, il eût probablement excommunié l’expédition tout entière, en commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté assis sur la terre humide, pendant un temps très-déraisonnable, si bien qu’après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, l’état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce n’eût été commettre un crime de lèse-convenances.

Pendant ce temps, on m’avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le plancher de la cuisine comme un petit ivrogne ; j’étais étourdi, sans doute parce que