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de l’éducation pour qu’on l’aime, j’en ai fait ce qu’elle est afin qu’elle pût être aimée, aimez-la !… »

Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce qu’elle voulait dire ; mais si le mot souvent répété eût été un mot de haine, au lieu d’être un mot d’amour, tels que désespoir, vengeance, mort cruelle, il n’aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une malédiction.

« Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et précipité, ce que c’est que l’amour vrai : c’est le dévouement aveugle, l’abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi contre vous-même et contre le monde entier, l’abandon de votre âme et de votre cœur tout entier à la personne aimée. C’est ce que j’ai fait ! »

Lorsqu’elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s’élançait dans l’espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber morte.

Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m’était pas inconnue ; en me tournant, j’aperçus mon tuteur dans la chambre.

Il portait toujours, je crois ne pas l’avoir dit encore, un riche foulard, de proportions imposantes, qui lui était d’un grand secours dans sa profession. Je l’ai vu remplir de terreur un client ou un témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s’il allait se moucher immédiatement, puis s’arrêtant, comme s’il voyait bien qu’il n’aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se fussent compromis ; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son